Une analyse de Hamish Jenkins, participant du RIPESS
Foto: OIT
17.06.2024_ Le RIPESS a participé à la Discussion Générale de la Conférence (DGC) sur le travail décent et l’économie des soins lors de la 112e session de la Conférence internationale du Travail (CIT) de juin 2024 avec cinq objectifs principaux.
- Veiller à ce que l’économie sociale et solidaire (ESS) figure en bonne place dans les conclusions agrées de la DGC.
- Contrer tout langage qui légitimerait une poussée vers la marchandisation de l’économie des soins comme source de profit.
- L’économie des soins doit être développée dans un cadre des droits humains pour les utilisateurs et les prestataires de services de soins. Cela doit garantir une mention spéciale des droits humains – des groupes particulièrement vulnérables, notamment les travailleurs et travailleuses de l’économie informelle, les travailleurs/lleuses migrant.e.s et les communautés racialisées, dont beaucoup sont des femmes.
- L’économie des soins est reconnue comme un bien public (avec les questions de justice fiscale comme thème sous-jacent pour garantir les ressources d’État nécessaires pour en faire un bien public).
- Surmonter la tendance à se concentrer exclusivement sur le travail « productif » au détriment du « travail reproductif ».
En tant que représentant du RIPESS, Hamish Jenkins a eu l’occasion d’intervenir lors de l’ouverture du CGD le 3 juin, et de promouvoir l’ESS tout au long de la Conférence. En raison de contraintes de temps, l’intervention a été réduite à moins d’une minute et a donné la priorité à la nécessité de mesures publiques pour soutenir l’ESS, ainsi que les soins en tant que droit humain et bien public mondial. La version non coupée a été envoyée aux membres du groupe de rédaction des travailleurs. Cela a contribué à éclairer leurs positions de négociation sur l’ESS, qu’ils ont fortement soutenue, ainsi qu’un certain nombre de gouvernements, dont le Groupe des pays d’Amérique latine et des Caraïbes (GRULAC), représenté par le Brésil, l’Union européenne (UE), représentée par la Belgique, et quelques autres pays, notamment le Canada, l’Australie et le Zimbabwe. Des efforts proactifs ont été déployés pour rappeler aux gouvernements les engagements qu’ils ont pris dans la résolution historique de l’OIT de 2022 sur le travail décent et l’économie sociale et solidaire.
Réalisations sur le front de l’ESS
L’ESS apparaît dans les cinq sections des conclusions agrées qui ont été formellement adoptées à la clôture de la Conférence le 14 juin 2024, et constituera désormais une résolution formelle de l’Organisation internationale du Travail (OIT). On trouvera ci-après des extraits pertinents du texte convenu :
- Contexte – le travail décent et l’économie du soin: il est urgent d’agir
Paragraphe 7. “(…).Les travailleurs du soin s’organisent de plus en plus. Ces efforts constituent un progrès vers le passage d’une répartition inégale du travail de soin entre femmes et hommes à une organisation plus équitable du soin, car ils encouragent la coresponsabilité sociale entre l’État, le secteur privé, les familles, les communautés et l’économie sociale et solidaire.”
2. Une vision commune de l’économie du soin
Paragraphe 10. « Le travail de soin est assuré par le secteur public et le secteur privé, notamment les micro, petites et moyennes entreprises. Il est aussi assuré par le secteur sans but lucratif, l’économie sociale et solidaire et les ménages. (…)”
- Principes directeurs
Paragraphe 26. “ Les entreprises publiques et privées et les coopératives et autres entités de l’économie sociale et solidaire jouent un rôle dans la fourniture de soin de qualité, l’investissement dans des infrastructures de soin durables et modernes et la création de possibilités de formation et d’emploi”
- Faire progresser le travail décent dans l’économie des soins
Paragraphe 30. «En tenant compte des principes susmentionnés, les gouvernements et les organisations d’employeurs et de travailleurs devraient, en fonction de leur domaine de compétences, avec l’appui de l’OIT:
– j) instaurer un environnement favorable aux entreprises durables et mettre en place un environnement propice aux entités de l’économie sociale et solidaire, y compris des politiques tenant compte des considérations de genre qui encouragent la productivité, l’investissement dans l’éducation et le développement des compétences et un élargissement des débouchés commerciaux et des possibilités de formalisation et de financement; (…) »
– r) soutenir les micro, petites et moyennes entreprises et les entités de l’économie sociale et solidaire, dont les coopératives et les autres initiatives communautaires, qui fournissent des services de soin de qualité, notamment au moyen d’activités de renforcement des capacités, du développement des compétences et de l’accès au financement (…) »
- Le rôle de l’Organisation internationale du Travail
Paragraphe 31. « Conformément aux principes et priorités énoncés dans les présentes conclusions, l’Organisation, en consultation avec les mandants, devrait approfondir le travail global qu’elle mène sur l’économie du soin dans le cadre de ses objectifs stratégiques, et consacrer ses efforts à:
– (e) fournir une assistance technique afin de promouvoir la protection effective des travailleurs migrants du soin; des travailleurs domestiques; des agents de santé communautaires et des travailleurs du soin de proximité; des travailleurs des coopératives et des autres entités de l’économie sociale et solidaire; des travailleurs du soin de l’économie informelle; et des travailleurs ayant des responsabilités familiales; (…)«
Ce résultat représente des avancées significatives pour l’agenda de l’ESS sur plusieurs fronts. Par rapport à la résolution de l’OIT de l’année dernière sur le travail décent et une transition juste, où l’ESS n’a été mentionnée qu’une seule fois (voir l’ article du RIPESS de juin 2023), l’ESS est structurellement intégrée dans toutes les sections de cette dernière résolution, ce qui donne un mandat fort à l’OIT pour faire progresser le développement de l’ESS dans l’économie des soins. Le groupe d’employeurs a tenté de désigner le secteur privé comme principal moteur d’accompagnement conjointement avec le secteur public et les familles dans la prestation de soins. Lorsque l’ESS a été ajoutée au cours des négociations, les employeurs ont tenté de l’intégrer dans les « entreprises durables » (ce qui a été historiquement le cas lorsque les coopératives ont été répertoriées dans cette catégorie dans les conclusions de l’OIT de 2007 sur les entreprises durables), mais le texte final reconnaît l’ESS comme une catégorie tout à fait distincte des MPME et autres entreprises à but lucratif et nécessitant ses propres types de soutien, même lorsqu’il est répertorié avec d’autres acteurs.
En outre, au cours de la CIT, l’OIT a lancé quatre notes d’information dans le cadre de l’initiative de l’OIT sur la fourniture de soins par le biais des coopératives et de l’ESS au sens large (Arabe, Anglais, Français et Espagnol) . Les notes d’information sur la Colombie, le Liban, les territoires palestiniens occupés et le Zimbabwe résument les évaluations de pays entreprises et les prochaines étapes envisagées. Les activités prévues comprennent une validation par les parties prenantes nationales et des ateliers de formation utilisant les outils de l’OIT, avec un projet pilote envisagé dans chacun des pays. En Colombie, une vidéo et un article mettent en évidence les progrès du travail de l’OIT dans la promotion des services de soins communautaires dans les communautés autochtones et parmi les sages-femmes. Pour en savoir plus sur le travail de l’OIT sur la fourniture de soins par le biais de l’économie coopérative, sociale et solidaire, voir ici. Des plans sont en place pour s’étendre à d’autres pays, notamment le Bangladesh, la Bolivie, le Honduras, le Mexique et l’Ouzbékistan. L’OIT prévoit également un échange coopératif de soins entre les pays qui ont de l’expérience dans la fourniture de services de soins par l’économie sociale et solidaire.
Le travail de soins n’est pas une marchandise (ou est-ce encore par le biais de PPP ?)
Une autre réalisation majeure est que le groupe des travailleurs a invoqué avec succès la Déclaration de Philadelphie de 1944 (qui est un amendement à la constitution originale de l’OIT de 1919) qui stipule que le travail n’est pas une marchandise. Les Principes directeurs, au paragraphe 16, stipulent : « Le travail n’est pas une marchandise, et il en va de même pour le travail dans l’économie du soin… »
Bien que cela ait été célébré comme une victoire, les travailleurs ont tout de même exprimé leur inquiétude quant au fait que les soins en tant que marchandise entraient toujours par la porte dérobée avec des références aux partenariats public-privé (PPP). Tout au long des négociations, les travailleurs ont dû faire face à cette question très difficile, car non seulement les employeurs/euses, mais aussi un grand nombre de gouvernements du Nord et du Sud voulaient des références aux PPP, en partie l’on peut supposer parce que cela rapporte aux moyens financiers dont ils disposent pour remplir leurs obligations en matière de prestation de soins en tant que bien public et droit humain (voir ci-dessous). Lors de la séance plénière de clôture avant l’adoption des conclusions, un représentant des travailleurs des Philippines a exprimé de fortes réserves concernant le paragraphe 25, qui se lit comme suit : « Les partenariats public-privé qui tirent parti des points forts des secteurs public et privé peuvent contribuer à développer des services de soin de qualité sans imposer une charge excessive à l’une ou l’autre des parties, et par conséquent favoriser un écosystème de soin plus durable. » Le représentant a noté que les PPP étaient loin d’avoir répondu à leurs attentes et que, dans la pratique, ils privilégient le profit plutôt que les personnes et que « cette question n’est pas réglée».
Une approche fondée sur les droits plutôt que sur les droits de l’homme
Un grand nombre de participants s’attendait à ce que les conclusions agréées comprennent un langage fort sur une approche fondée sur les droits de humains pour les bénéficiaires et les prestataires de services de soins. Les partisans comprenaient en particulier les travailleurs, le GRULAC, le Canada et l’Australie, tandis que les opposants comprenaient les employeurs et quelques gouvernements, qui voulaient supprimer le mot « humain[s] ». Beaucoup d’autres gouvernements sont restés sur la touche. Le résultat final est que le texte final ne fait aucune référence aux « droits humains » mais parle d’une approche «fondée sur les droits». Pour les personnes qui ne sont pas familières avec ces terminologies, la distinction peut ne pas être très claire. Le RIPESS a consulté un juriste de l’ESS, Willy Tadjudje, qui a expliqué que la différence réside dans le fait qu’une «approche fondée sur less droits humains» fait référence à des droits universellement reconnus et consacrés dans des textes internationaux qui priment sur les lois nationales. Une « approche fondée sur les droits » fait référence au « droit positif », c’est-à-dire le droit tel qu’il a été défini par le législateur et compilé dans les lois et règlements. Elle est nécessairement nationale et diffère d’un pays à l’autre. Il y a donc un risque que cela signifie se cacher derrière la légalité (lois nationales) pour se soustraire aux responsabilités inscrites dans le droit international des droits humains. Cette question n’est donc pas non plus réglée.
Du côté positif, il y a eu des tentatives qui ont été écrasées avec succès pour placer les droits des travailleurs/euses migrant.e.s en dehors de la juridiction des législations nationales du travail, alors qu’en fait ils devraient s’appliquer à tous les travailleurs, quelle que soit leur nationalité. Le texte reconnaît que : «Les travailleurs migrants, dont beaucoup sont des femmes, ne sont souvent pas en mesure d’exercer pleinement les mêmes droits que les autres travailleurs.» Il appelle à prévenir et à combattre « toutes les formes de discrimination » à l’encontre des travailleurs du secteur des soins, y compris les travailleurs migrants, et à garantir « un accès effectif à la protection des travailleurs et à la sécurité sociale, notamment par l’intermédiaire de l’inspection du travail, à tous les travailleurs du soin quel que soit leur type d’emploi, en particulier à ceux dont la protection est la plus susceptible d’être insuffisante ou inadéquate », y compris les travailleurs migrants. Il appelle également à « faire entendre la voix des organisations de travailleurs/euses du soin», y compris celles qui représentent les travailleurs migrants, et « promouvoir leur représentation et les consulter ». Ils devraient également bénéficier d’une assistance technique de l’OIT et faire l’objet d’une recherche approfondie sur les tendances du travail de soins. De plus, malgré de nombreuses tentatives pour supprimer toutes les références aux groupes « racialisés », celles-ci apparaissent toujours, ne serait-ce qu’une fois, sous la rubrique de prévenir et combattre toutes les formes de discrimination.
Aucune mention explicite des soins en tant que bien public… Ni de la reproduction sociale
Au cours de la plénière de clôture précédant l’adoption des conclusions agrées, le Rapporteur gouvernemental (Espagne) de la DGC a souligné certains des points saillants qui ont été intensément discutés mais pour lesquels aucun accord n’a été conclu et restent inachevés. Outre la question des droits humains, il a souligné les questions des biens publics et de la reproduction sociale.
La question de la reconnaissance des soins comme un bien public était une priorité essentielle pour de nombreux participants non gouvernementaux, en particulier les travailleurs. Dès le début des négociations, ils ont fait face à un barrage d’opposition de la part d’un grand nombre de gouvernements, y compris de certains des pays les plus riches. L’un des prétendus arguments qu’ils ont entendus était que « nous ne pouvons pas appeler la prestation de soins un bien public parce que, par exemple, nous ne pouvons pas répondre à toutes les demandes de garde d’enfants auxquelles nous sommes confrontés dans notre pays ». À la base de ces arguments, semble-t-il, se trouve le manque de fonds publics collectés et alloués pour répondre à tous les besoins en matière de soins. Pire encore, certains des mêmes pays riches ont tenté de diluer la formule du premier projet d’accord présenté par le Bureau de l’OIT, qui appelait à « l’élargissement de la marge de manœuvre budgétaire pour investir dans l’économie des soins », en supprimant «l’élargissement de» et en le remplaçant par « assurer », ce qui pourrait être interprété comme le maintien du statu quo plutôt que la promotion d’une fiscalité progressive sur les particuliers et les entreprises les plus riches dans les pays et à l’échelle internationale (c’est-à-dire l’agenda mondial de la justice fiscale dans le cadre de négociations acharnées à l’Assemblée générale des Nations Unies). Le texte de compromis se lit comme suit : «.. en étudiant les moyens d’accroître la marge de manœuvre budgétaire.. ». (Note : la version en anglais qui fait foi parle d’« explorer les options.. »
Même si les soins en tant que bien public n’ont pas été inclus dans le document final, de nombreux intervenants de la plénière de clôture ont convenu qu’un pas important dans la bonne direction était que le texte reconnaisse que :
«L’État est le principal responsable de la fourniture, du financement et de la réglementation du soin, et il lui incombe au premier chef de garantir aux travailleurs du soin et aux bénéficiaires de soin des normes élevées en matière de qualité, de sécurité et de santé. Cela passe notamment par l’allocation des ressources nécessaires et par l’adoption et la tenue à jour d’uncadre stratégique et réglementaire solide.(…) » (Par. 24)
Sur la question de la reproduction sociale, la déclaration non coupée du RIPESS à l’ouverture du DGC dit que : « La tendance a été de se concentrer exclusivement sur le travail « productif » au détriment du « travail reproductif », dans lequel le travail de soins joue un rôle crucial dans la reproduction et la subsistance de la vie, établissant ainsi les conditions préalables et les bases du fonctionnement des économies et des sociétés nationales. » Le rapport du Bureau de l’OIT au CGD indique dans le paragraphe 17 que:
« L’économie du soin fournit les soins et services qui contribuent à l’entretien, au développement et à la reproduction des populations actuelles et futures. Ainsi, le travail de soin est essentiel à la vie.»
C’est une occasion manquée que le texte final ne reconnaisse pas carrément le rôle invisible mais essentiel du travail de soins en tant que « reproduction », sans lequel la « production » n’est pas possible. Le plus proche se trouve dans le paragraphe d’ouverture : « Le soin est fondamental pour le bien-être humain, social, économique et environnemental et le développement durable. Le travail de soin, rémunéré et non rémunéré, est essentiel à tout autre travail. »
De grands progrès ont été réalisés lors de cette Conférence sur l’avancement de l’agenda de l’ESS, mais dans un contexte plus large où il reste encore beaucoup de travail à faire !