Juin 23 – Par Hamish Jenkins, RIPESS
Lors de sa 111e session (5-16 juin 2023), la Conférence internationale du Travail (CIT) de l’OIT a tenu une discussion générale sur une transition juste en vue de parvenir à des conclusions concertées entre les gouvernements, les travailleurs et les employeurs sur le sujet. Les conclusions finales ont été approuvées dans une résolution adoptée par la Conférence le 16 juin 2023. Le RIPESS a participé à cette réunion dans le but d’intégrer l’ESS dans la discussion sur la transition juste. Ce rapport décrit les défis rencontrés dans le processus, les réalisations finales sur ce front, certains écueils au tableau et les leçons tirées de cette expérience.
L’ESS et la Transition Juste
Dans sa présentation à la Conférence, le Bureau de l’OIT a décomposé le concept de « transition juste » dans les termes suivants :
« Promouvoir des économies écologiquement durables qui soient justes et inclusives pour tous les acteurs concernés – travailleurs, entreprises et communautés – en créant des possibilités de travail décent sans laisser personne de côté. Développer au maximum les possibilités sociales et économiques offertes par l’action climatique et environnementale, tout en réduisant au minimum les difficultés éventuelles et en s’appliquant à les résoudre, notamment par un dialogue social effectif, la mobilisation des parties prenantes et le respect des principes et droits fondamentaux au travail. »
L’ESS a beaucoup à apporter à une transition juste, comme le montrent la résolution/conclusions de la CIT de 2022 et la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies de 2023 (voir encadré 1). Son potentiel pour transformer les modes de production et de consommation et contribuer à une économie verte encadrée en termes de « transition juste » est également détaillé dans le document de position du Groupe de travail interinstitutions des Nations unies sur l’économie sociale et solidaire (UNTFSSE) : Faire avancer l’Agenda 2030 grâce à l’Économie sociale et solidaire ; Chapitre 7. Transition verte et équitable (ODD 7, 12 ET 13).
Décisions multilatérales sur l’ESS et la transition juste ILC.110/Résolution II concernant le travail décent et l’économie sociale et solidaire (10 juin 2022) : 7. c) «favoriser la contribution des entités de l’économie sociale et solidaire et des entreprises durables à une transition juste vers des économies et des sociétés écologiquement durables pour tous, en encourageant des modes de consommation et de production durables et en prenant en considération les défis qui se présentent, en particulier le changement climatique.»; Résolution A/RES »/77/281 adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies : » Promouvoir l’économie sociale et solidaire pour le développement durable » (18 avril 2023) : « Considérant en outre que l’économie sociale et solidaire contribue à une croissance économique plus inclusive et plus durable en trouvant un nouvel équilibre entre l’efficacité économique et la résilience sociale et environnementale qui favorise le dynamisme économique et encourage une transition numérique juste et durable, la protection sociale, la protection de l’environnement et l’avancement sociopolitique en donnant aux personnes un contrôle des processus de décision et des ressources, » |
Défis rencontrés
Le thème de la transition juste est un agenda très complexe et surchargé, avec de nombreuses questions concurrentes et souvent conflictuelles mises en avant par le très grand nombre de participants engagés dans le processus avec leurs propres priorités. Outre le RIPESS, il n’y avait que trois autres organisations qui promouvaient proactivement l’ESS dans les négociations. Il s’agit de WSM (We Social Movements – une ONG créée pour promouvoir les droits des travailleurs, la protection sociale et l’éradication de la pauvreté sur plusieurs continents), WIEGO (Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing – un réseau mondial qui a récemment intégré l’ESS dans son approche stratégique) et ACV-CSC (Confédération des syndicats chrétiens, la plus grande des trois fédérations syndicales de Belgique). Tout au long du processus de négociation, ce « groupe ESS » a participé aux réunions des travailleurs qui se sont tenues parallèlement aux négociations.
Comme il est d’usage à l’OIT, les négociations initiales se sont déroulées à huis clos au sein d’un groupe de rédaction composé de gouvernements, de travailleurs et d’employeurs. Dès le début, les participants du groupe de rédaction représentant les travailleurs ont constaté avec inquiétude que les négociations avançaient très lentement et qu’il était extrêmement difficile d’inclure dans le projet de texte quelconque des priorités du groupe des travailleurs.
L’ESS dans les conclusions sur la transition juste
Le 9 juin, le premier projet négocié a été publié. Il ne contient aucune référence à l’ESS. L’étape suivante consistait pour tous les mandants tripartites à soumettre des amendements qui seraient négociés en plénière la semaine suivante. Le groupe pro-ESS a fait, entre autres, la proposition suivante pour intégrer l’ESS dans le texte (en gras):
» 20 g) [formuler et mettre en œuvre des politiques industrielles et sectorielles durables [ainsi que des politiques en faveur d’un développement productif] afin de faciliter et d’accompagner une transition juste vers la durabilité environnementale et l’économie circulaire y compris pour les entités de l’économie sociale et solidaire (ESS), conformément à la conclusion de l’ILC.110 (2022) : Résolution II, Résolution concernant le travail décent et l’économie sociale et solidaire, paragraphe 7c ;] »
Le Bureau du groupe des travailleurs n’a pas utilisé cet amendement mais a soumis un autre amendement consistant en une nouvelle clause sur l’ESS qui a ensuite été adoptée avec seulement un sous-amendement mineur des employeurs (en remplaçant « créer » par « promouvoir ») et qui se lit comme suit : « 21. m) promouvoir un environnement qui permette aux entités de l’économie sociale et solidaire de renforcer leur capacité de contribuer à une transition juste; »
Tous les groupes de gouvernements régionaux ont approuvé l’amendement relatif à l’ESS, le représentant du groupe des pays d’Amérique latine et des Caraïbes (ou GRULAC) ayant déclaré que l’inclusion de l’ESS « apportait de la valeur » aux Conclusions
D’une part, c’est sans aucun doute une bonne chose que l’ESS ait son propre paragraphe, ce qui lui donne plus de visibilité (et du point de vue de la stratégie de négociation, probablement une ligne de conduite plus sûre étant donné la dynamique éprouvante d’essayer de se mettre d’accord sur des sous-amendements avec les employeurs). D’un autre côté, il est dommage que l’ESS n’ait pas été également incluse dans le paragraphe 20 g) (maintenant 21. (h)) puisque le contenu de ce paragraphe a été collé mot pour mot dans la section finale sur le rôle de l’OIT pour « fournir, à la demande, un soutien technique et une assistance aux gouvernements et aux organisations d’employeurs et de travailleurs pour la formulation et la mise en œuvre de… » (par. 23. (b))
Autres réalisations liées à l’ESS
L’ESS faisant désormais officiellement partie de l’agenda de la transition juste, la nature et la forme des processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques seront déterminantes pour l’avenir. L’une des réussites évidentes a été de maintenir les processus beaucoup plus ouverts que ne le souhaitaient certains mandants de l’OIT, qui voulaient les restreindre au seul dialogue social « tripartite ». Les travailleurs ainsi que certains groupes régionaux de gouvernements ont insisté sur une approche plus souple, dans laquelle le dialogue social tripartite devrait être complété par des consultations avec toutes les parties prenantes. La commission est finalement parvenue à un consensus sur le paragraphe suivant, qui se lit comme suit « 15.. Un engagement et un consensus sociaux solides sont fondamentaux. Le dialogue social doit faire partie intégrante du processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques. Une collaboration et des consultations devraient avoir lieu avec toutes les parties pertinentes
Dans la dernière section sur le rôle de l’OIT, la nécessité de cette approche plus large dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques a été renforcée comme suit : « 23. f); »encourager et promouvoir le plein développement et l’utilisation systématique d’un dialogue social effectif et inclusif, sous toutes ses formes et à tous les niveaux, afin de tirer parti des possibilités existantes et de surmonter les obstacles à une transition juste; »
Le paragraphe 23 (l) invite également l’OIT à développer et à renforcer les partenariats avec la société civile et le monde universitaire en vue de favoriser une transition juste tre réalisation clé a été le renforcement considérable du rôle des populations indigènes et tribales. Il s’agissait d’une priorité du groupe des travailleurs et de certains gouvernements. Non seulement les gouvernements doivent « consulter les communautés concernées, y compris les peuples autochtones et tribaux » (paragraphe 21. (r)), mais l’OIT doit également « établir un mécanisme de dialogue avec les les populations autochtones et tribales afin d’acquérir des connaissances et d’élaborer une feuille de route pour une transition juste ; » (23. (d)). Il s’agit en fait d’une avancée majeure par rapport à la Résolution/Conclusions de l’OIT sur le travail décent et l’ESS de 2022. Une critique sur ce front était que la référence aux peuples indigènes et tribaux (para. 6 (j) ne concernait que le respect de leurs connaissances et cultures traditionnelles, plutôt que leurs « conceptions inspirantes pour contribuer à l’élaboration de l’ESS » (UNRISD 2023). Ce nouveau mécanisme ouvre la voie à l’intégration des visions de l’ESS des peuples autochtones dans le processus de transition juste.
Quelques écueils au tableau
Au début des négociations, le groupe ESS avait proposé d’amender un paragraphe sur la promotion des entreprises durables (alors paragraphe 17) pour ajouter « et les entités de l’économie sociale et solidaire » comme éléments fondamentaux d’une transition juste. Cette proposition n’a pas été incluse dans les amendements pour révision. Au cours des négociations, ce paragraphe s’est transformé en une discussion sur le fait que les entreprises durables ne sont pas seulement privées, mais aussi publiques. Les travailleurs ont également ajouté les « entreprises sociales » à la liste. Cela figure maintenant au paragraphe 19 « La promotion d’entreprises publiques, privées et sociales durables en favorisant un environnement propice… ». Il est regrettable qu’il n’y ait eu qu’une mention des entreprises sociales plutôt que des entités de l’ESS comme proposé à l’origine, puisque les entreprises sociales ne font partie de l’ESS que dans la mesure qu’elles sont en ligne avec les caractéristiques de gouvernance démocratique et substantielles de base de l’ESS ne sont en tout état de cause qu’un sous-ensemble des entités de l’ESS définies dans les définitions universelles de l’ONU et de l’OIT. Au mieux, cela pourrait être considéré comme une victoire à la Pyrrhus.
Le paragraphe le plus controversé des négociations est probablement le paragraphe 7 du préambule, proposé par les employeurs, qui soulignait le « rôle déterminant » » du secteur privé dans la transition juste. Ce texte a fait l’objet d’innombrables sous-amendements. A un moment donné, on aurait pu espérer que les entités publiques, privées et de l’ESS soient mises sur un pied d’égalité en termes de sources principales d’innovation, mais en fin de compte, seuls les secteurs public et privé sont mentionnés, le secteur privé étant décrit comme « principal moteur d’innovation, de croissance économique et de création d’emplois, ainsi que dans la transition vers des économies durables et inclusives. »
Un autre écueil est l’absence de toute référence à la sécurité alimentaire et au rôle fondamental des organisations de petits agriculteurs dans la transition vers des pratiques agricoles agro-écologiques – deux dimensions essentielles (ou, pourrait-on dire, existentielles) d’une transition juste. Cette absence ne peut s’expliquer uniquement par un agenda surchargé (aucun secteur spécifique n’a été mentionné, mais l’accent a été mis principalement sur la politique industrielle). Historiquement, l’OIT n’a pas servi et a été sous-représentée par les agriculteurs et les travailleurs agricoles, alors que l’écrasante majorité des pauvres dans le monde vivent dans des zones rurales et travaillent dans l’agriculture. Une discussion générale sur la promotion de l’emploi rural pour la réduction de la pauvreté a eu lieu en 2008, dans le sillage de la crise alimentaire mondiale (les conclusions notaient d’ailleurs que « les coopératives sont souvent une source majeure d’emploi dans les zones rurales [et]… peuvent être un élément important du développement économique local »), mais c’était la première fois qu’une conférence de l’OIT discutait de l’agriculture et de l’emploi rural depuis 20 ans ! La mention des « communautés rurales » parmi les « personnes appartenant à un ou plusieurs groupes vulnérables ou groupes en situation de vulnérabilité », dont les gouvernements devraient veiller à ce quelles « , puissent prendre part à l’élaboration de mesures en faveur d’une transition juste qui soient inclusives et tiennent compte des considérations de genre et bénéficier de celles-ci; » (paragraphe 21.(v)), est ce qui se rapproche le plus des petits exploitants agricoles.
Enseignements tirés
La dimension ESS d’une transition juste aurait pu être beaucoup mieux reflétée dans les Conclusions, en mettant en évidence son rôle transformateur stratégique dans une transition juste, tel que détaillé dans le document de position de l’UNTFSSE. Mais le résultat aurait pu être bien pire en l’absence du petit groupe d’organisations promouvant proactivement l’ESS au milieu de tant de priorités concurrentes. Au moins,
l’inclusion de l’ESS dans l’agenda de la transition juste est maintenant assurée. Beaucoup dépendra de la manière dont le mouvement de l’ESS saisira les opportunités ouvertes en termes de participation aux processus de suivi de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques.
Il est clair que la communauté de l’ESS s’est engagée dans ce processus de l’OIT bien trop tard dans le jeu. Les principaux membres et observateurs de l’UNTFSSE avaient été engagés pendant des mois dans la préparation de la CIT 2022 et il a fallu des années pour préparer le terrain pour la résolution de l’AG de l’ONU 2023. Pour la CIT 2022, des alliances avec des gouvernements clés avaient été établies bien à l’avance. Dans le cas des gouvernements, un observateur expert de l’UNTFSSE faisait partie de la délégation officielle de l’UE. Dans le cas du groupe des travailleurs, SEWA (Self-Employed Women’s Association) faisait partie de l’équipe des travailleurs au sein du groupe de rédaction. Cette année, les défenseurs de l’ESS n’ont pas eu d’accès direct au groupe de rédaction. Il y a eu des tentatives de lobbying auprès des gouvernements sur place, mais même si les gouvernements en question étaient favorables à l’ESS, les propositions n’ont pas franchi le filtre des délibérations de leurs groupes régionaux.
Un autre facteur décisif a été l’absence de l’ESS dans le rapport du Bureau, qui a en grande partie encadré la discussion. L’excellent rapport du Bureau pour la discussion générale de 2022 sur le travail décent et l’ESS a été déterminant pour permettre à ce qui, pour de nombreuses délégations, était des idées complètement nouvelles d’être rendues acceptables pour être approuvées. Il semblerait que la rédaction du rapport sur la transition juste n’ait pas pris en compte la stratégie et le plan d’action du Bureau pour le suivi de la discussion générale de la CIT de 2022, approuvés par le Conseil d’administration de l’OIT en novembre 2022, qui appelle clairement à une cohérence interne des politiques et des programmes pour une mise en œuvre réussie, y compris la contribution des entités de l’ESS à une transition juste. Cela illustre les défis auxquels sont confrontés les membres de l’UNTFSSE pour intégrer l’ESS au sein de leurs propres organisations respectives, même avec un mandat intergouvernemental – dont on peut dire qu’au travers de la résolution de l’AG de l’ONU atteint désormais toutes les « les entités compétentes du système des Nations Unies pour le développement »