Entretiens avec Nancy Neamtan et Michael Lewis – initialement publié sur le site web de RCDÉC
Entrevues réalisées par Yvon Poirier, représentant du Réseau canadien de DÉC au RIPESS. Le Chantier de l’économie sociale et le Réseau canadien de DÉC (RCDÉC) sont des membres fondateurs du RIPESS.
Vous avez tous les deux participé à une rencontre à Dakar (Sénégal) les 18 et 19 décembre 2002. À l’occasion de cette rencontre tenue pour préparer la troisième rencontre Mondialisation solidaire de 2005, après une première en 1997 à Lima (Pérou) et à Québec (Canada) en 2001, la décision a été prise de créer un réseau appelé le Réseau Intercontinental pour la Promotion de la Solidarité Sociale (RIPESS). Le Chantier et le RCDÉC étaient deux des trois organisations qui sont encore actives dans le RIPESS (l’autre est le GRESP au Pérou).
À l’occasion du 20e anniversaire de ce jalon important dans l’histoire de la construction du mouvement de l’ESS, voici une entrevue avec Nancy et Michael.
Pourquoi avez-vous participé à cette réunion, représentant vos organisations ?
Nancy Neamtan
Le mouvement de l’économie sociale au Québec, en continuité avec le réseau de développement économique communautaire, a toujours considéré le réseautage mondial comme une composante clé de son travail. Apprendre des autres à travers le monde et joindre nos voix pour gagner la reconnaissance et le soutien nous a motivés à tendre la main et à convoquer des partenaires internationaux sur une base continue. Il était donc naturel pour le Chantier de participer activement à cette initiative visant à nouer des liens avec les acteurs de l’ESS à travers le monde.
Mike Lewis
J’ai déjà eu une longue histoire de travail dans le domaine des droits de l’homme en Amérique centrale par le biais de coalitions confessionnelles et avec des dirigeants autochtones. Ainsi, en tant qu’organisateur ayant aidé à fonder le Réseau canadien de développement économique communautaire (RCDÉC) et premier président du Conseil national des politiques, il était logique que j’y assiste. C’est par l’intermédiaire de Nancy Neamtan, une amie et collègue de DÉC depuis les années 80, que j’ai d’abord pris connaissance des rencontres extraordinaires à Lima et plus tard à Québec.
Pour le RCDÉC, la décision d’aller au Sénégal reposait davantage sur une convergence de valeurs et de priorités que sur une compréhension de l’économie sociale ou solidaire et, surtout, sur une opportunité de renforcer la relation avec le mouvement d’économie sociale en plein essor au Québec.
Lors de cette réunion, avec la participation de délégués d’Afrique, d’Amérique latine, d’Europe et d’Amérique du Nord (l’Asie n’était pas encore dans le mouvement), deux aspects importants ressortent du nom. Le premier est l’utilisation du terme intercontinental au lieu d’international. La plupart des organisations utilisent international. Pourquoi cela a-t-il été décidé et quelle signification cela a-t-il pour vous ?
NN
Le choix du terme « intercontinental » a été fait pour souligner la volonté d’assurer une relation transversale et non hiérarchisée entre acteurs du Sud et du Nord. Nos partenaires du sud ont souligné comment le concept de réseaux « internationaux » aboutissait souvent à des structures descendantes dominées par des acteurs du nord. Le concept d’« intercontinental » visait à mettre l’accent sur des relations égalitaires entre tous les continents, dans le respect de la diversité et de l’autonomie de chacun.
ML
Franchement, j’ai juste essayé d’écouter et d’apprendre de la discussion en 2002. Je n’ai pas vraiment saisi la signification du terme intercontinental. Mais ensuite je suis devenu l’un des quatre membres du premier conseil et, après 3 ans de délibérations du conseil, j’ai commencé à comprendre. Cependant, il était chargé de coordonner le recrutement des propositions d’ateliers pour le rassemblement de 2005 à Dakar, ce qui a approfondi mon appréciation. Avec environ 350 propositions d’ateliers provenant de divers pays à travers les continents, j’en suis venu à comprendre que le terme “intercontinental” fournit un cadre utile pour respecter la diversité et l’autonomie entre les pays au sein et entre les continents.
L’autre différence significative est l’utilisation de l’expression économie sociale et solidaire. La plupart des organisations utilisent plutôt l’économie sociale ET solidaire. Pourquoi cela a-t-il été décidé et qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
NN
Le RIPESS a été créé à un moment où les tensions étaient fortes entre l’économie « sociale » institutionnalisée traditionnelle et l’économie solidaire émergente, ancrée dans les mouvements sociaux et une vision transformatrice de l’ESS. Cependant, au Québec et dans quelques autres pays, l’économie sociale était la terminologie acceptée. En adoptant l’économie sociale et solidaire pour définir notre nouveau réseau, nous avons souhaité être le plus inclusif possible et exprimer un continuum dans le mouvement naissant pour une économie plus démocratique et inclusive.
ML
Pour la plupart des Canadiens anglophones impliqués dans l’organisation du réseau national de DÉC du Canada dans les années 1990, l’économie sociale était un terme vague et lointain. L’économie solidaire, eh bien, c’était un terme qu’aucun d’entre nous n’avait entendu.
Alors que le réseau de DÉC en évolution au Canada comprenait des coopératives, des entreprises à but non lucratif et des groupes de justice sociale, nous nous concentrions principalement sur le développement axé sur le lieu. Inspirés par le mouvement de DÉC aux États-Unis, né du mouvement des droits civiques et nourri par la « guerre contre la pauvreté » nationale (1964), beaucoup d’entre nous ont été impressionnés par le modèle de société de développement communautaire basé sur le lieu et ont voulu le faire avancer au Canada.
L’utilisation d’outils économiques pour faire avancer les objectifs «sociaux» et le bien-être communautaire est devenue une partie du lexique anglophone du DÉC mais, à mon avis, ne s’est jamais manifestée avec le dynamisme évident au Québec, où les mouvements sociaux et la construction de mouvements semblent plus profondément enracinés dans la culture et la conscience politique.
Vingt ans plus tard, pourriez-vous partager vos réflexions sur la situation actuelle et sur l’importance de l’ESS et des approches connexes ?
NN
À l’heure où le réchauffement climatique menace l’humanité, la nécessité de transformer les processus mêmes du développement est plus urgente que jamais. Si le mouvement de l’ESS est apparu avant tout comme une stratégie de réduction de la pauvreté et de revitalisation des communautés, sa contribution à la transition socioécologique est devenue évidente et la nécessité d’accompagner son développement une préoccupation de plus en plus de mouvements sociaux. La reconnaissance à venir par l’ONU est encourageante, mais le véritable défi est de s’assurer que tous les niveaux de gouvernement, les mouvements sociaux, les réseaux de la société civile et les chercheurs aux quatre coins du monde aient accès aux connaissances et aux outils qui leur permettent d’accélérer la contribution de l’ESS vers un modèle de développement durable et juste.
ML
Lorsque mon premier petit-enfant avait deux ans, nous vivions comme quatre générations sur une ferme, à 7 km d’une rivière à saumon très riche. Deux mois avant les réunions de Dakar, elle et moi sommes allés en vadrouille à la rivière Stamp, là pour ressentir l’émerveillement de dizaines de milliers de saumons qui luttent pour atteindre leurs frayères. Son excitation était contagieuse, pure joie. Cependant, pour moi, ce fut aussi de la joie, mais teintée de chagrin. Deux jours plus tôt, je suis tombé sur un article scientifique disant que le saumon aurait disparu dans 40 ans en raison du réchauffement climatique. Peu de temps après, j’ai été envahi par un profond chagrin. Si c’était vrai, pensais-je, ma petite-fille, si elle avait des enfants, ne connaîtrait jamais la joie de ses petits-enfants vivant un tel émerveillement. En 2022, une nouvelle étude scientifique prévoyait une extinction d’ici 2042.
Notre réalité existentielle est la suivante : les changements dus au dépassement des limites climatiques et autres limites planétaires sont déjà en jeu. Les impacts sont évidents partout. La solidarité avec tout ce qui est vivant aujourd’hui, demain et intergénérationnelle, c’est-à-dire de limiter les dégâts à l’avenir en s’adaptant radicalement à une manière d’être sur terre beaucoup plus simple et conservatrice. L’économie solidaire a de nombreux éléments ancrés dans son ADN qui pourraient contribuer à naviguer dans ce que certains appellent la Grande Simplification : la résistance à l’expansion des combustibles fossiles (chaque 1/10e de degré compte aujourd’hui et pour les générations futures) ; renforcer la résilience et l’autonomie communautaires et biorégionales ; remettre en cause l’objectif de croissance économique et tous les récits trompeurs et meurtriers justifiant de vivre comme si les limites n’existaient pas ; plaider pour des réparations justes au Sud pour les impacts climatiques générés dans le Nord, en investissant des ressources adéquates pour l’adaptation ; planifier l’augmentation inévitable de la migration et chercher à collaborer avec ceux qui travaillent sur des moyens systématiques de rationner l’énergie et d’autres ressources essentielles à la satisfaction des besoins fondamentaux.
Entrevues réalisés par Yvon Poirier
Membre du conseil d’administration du RCDÉC et représentant au RIPESS
Décembre 2022
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