Entretien avec Sabine Martel, consultante en égalité de genre auprès d’associations et entreprises de l’ESS sur la région PACA (France), membre d’Osez le Féminisme 84 et experte des coopératives féminines.

 

Bonjour Sabine, comment est né ton engagement envers les coopératives féminines du Sud ?

En 1998, je suis envoyée aux Philippines par l’association de solidarité internationale Asmae afin de monter un atelier de couture à destination de femmes de milieux défavorisés. Dès lors, je porte un intérêt particulier aux coopératives de femmes, convaincue que la coopération et l’économie solidaire constituent le socle de l’empowerment des femmes. De retour en France, j’oriente mes formations et mes engagements professionnels vers l’économie sociale et solidaire, dans l’idée de développer mes compétences pour repartir dans les pays du Sud accompagner le développement de coopératives de femmes. Ainsi, j’obtiens un DESS en ingénierie de projet d’ESS, j’intègre le réseau France Active en tant que salariée et je m’investis à titre bénévole dans la gouvernance d’associations d’insertion par l’activité économique. Puis en janvier 2011, après 7 années passées dans le réseau France Active, je pars pendant près de 3 ans autour du monde, à la rencontre de coopératives de femmes dans les pays du Sud. Le but de ce voyage solidaire est de m’immerger dans leurs cultures afin de les comprendre de l’intérieur, pour mieux les accompagner. De retour en France, je m’inscris dans une coopérative d’activité et d’emploi pour lancer mon activité de consultante en ESS. Enfin, j’effectue un Master de sociologie spécialisé dans les études sur le genre. Mon mémoire de recherche, soutenu fin 2020, porte sur les rapports de genre dans l’ESS, et plus spécifiquement dans l’insertion par l’activité économique. A travers ce mémoire de recherche, je réalise combien tout le travail que j’ai mené en France est empreint de mon expérience vécue auprès des coopératives de femmes des pays du Sud. Et combien il serait bénéfique de pouvoir créer davantage de passerelles et d’échanges de pratiques entre le Nord et le Sud.

 

Penses-tu que nous pouvons trouver certains points communs entre ces coopératives féminines ?

Durant mon tour du monde, j’ai rencontré environ 80 organisations de femmes dans 17 pays, en Afrique, Asie et Amérique du Sud. Bien qu’elles interviennent sur différents continents, sans contacts entre elles, elles ont des points communs. Ces coopératives de femmes interviennent principalement sur les secteurs du textile, de l’artisanat ou de l’agro-alimentaire, transférant les savoir-faire traditionnels de la sphère reproductive (le foyer) à la sphère productive (l’entreprise). Quand les hommes vendent les matières premières brutes, les femmes les transforment. Mais ces dernières ne peuvent accéder aux marchés nationaux ou internationaux, car elles sont reléguées dans une économie informelle, donc invisible. Sans l’aide d’ONGs ou d’associations occidentales, elles se cantonnent aux marchés locaux, et ne peuvent accéder aux réseaux du commerce équitable. Mais elles risquent de devenir dépendantes de ces organisations pour l’accès aux marchés extérieurs. C’est le cas de cette petite organisation de vannières d’un quartier d’Antsirabé à Madagascar, et d’une coopérative de broderie. Les associations françaises qui leur apportaient des débouchés commerciaux via leurs propres réseaux ayant décidé de se retirer, les deux groupements se sont retrouvés en grande difficulté. La coopérative de broderie a licencié les ¾ de son personnel quand l’association des vannières tente de survivre comme elle peut en vendant ses chapeaux à un prix dérisoire sur le marché local.

 

Quel est l’impact de cette activité féminine ?

Il arrive que les femmes jouent un rôle essentiel dans le maintien ou la relance de l’activité économique locale. L’UGER de Bama, au Burkina Faso, rassemblait 9 groupements d’étuveuses de riz qui faisaient travailler 540 femmes au moment de notre rencontre. Grâce à la mise en avant de leur savoir-faire traditionnel de valorisation du riz par étuvage, les femmes ont permis de préserver les ventes du riz local qui était menacé d’être remplacé par du riz chinois. J’ai d’ailleurs constaté avec amusement que les maris, qui vendaient le riz brut aux coopératives de leurs épouses, étaient devenus dépendants d’elles au plan économique ! Au sud du Sénégal, en Casamance, un collectif de femmes a été à l’initiative d’une action de sauvetage de la mangrove, menacée de destruction, ainsi que tout son écosystème, par la pêche intensive et le braconnage.

 

Et au niveau social, quels sont les bénéfices de ce genre d’associations ?

L’autonomie financière des femmes gagnée avec l’activité économique sert aussi de support à une action sociale qui bénéficie à toute la famille, et en premier lieu aux enfants. Les gains sont destinés avant tout à l’éducation scolaire des enfants. Il est très important pour ces femmes que leurs enfants puissent aller à l’école et prétendre à une vie meilleure que celle de leurs parents. Grâce à la coopérative, les femmes peuvent également accéder à des formations pour se perfectionner, se professionnaliser techniquement, ou prendre des cours d’alphabétisation. Car nombre d’entre elles sont illettrées. L’alphabétisation est souvent intégrée dans le projet d’une coopérative, parce que l’autonomie et l’empowerment des femmes passe aussi par le savoir.

En Inde, au Gujarat, les coopératives de femmes brodeuses sont dirigées par des autochtones, lettrées, de caste supérieure. A l’image de la coopérative Qasab, elles savent lever des fonds ; elles ont des boutiques et vendent à l’international.

La coopérative est aussi le moyen pour les femmes d’affirmer leur identité indigène, comme au Guatemala, en Bolivie ou au Pérou, à travers des tissages traditionnels. Certaines s’essaient également aux teintures naturelles à base de plantes locales.

 

Penses-tu que ces coopératives autonomisent les femmes qui y participent ?

Bien sûr ! Les coopératives de femmes cultivent la sororité et l’entraide, comme les Self Help Groups en Inde. Les femmes étant considérées comme insolvables, elles n’ont pas accès aux banques. Elles ont par conséquent trouvé des systèmes alternatifs, comme l’épargne collective, qui fonctionne bien en milieu rural. C’est la forme dominante du micro-crédit en Inde. Les SHG sont passés de 500 dans les années 90 à près de 2 millions dans les années 2010. En Equateur, des femmes ont créé le foro de mujeres, un réseau qui milite et manifeste pour la défense des droits des femmes, souvent bafoués dans les pays d’Amérique Latine.

La coopérative de femmes, c’est le lieu privilégié d’expression et d’empowerment des femmes, sous tous ses aspects. En Bolivie, pays du coopérativisme, ainsi qu’au Paraguay, j’ai rencontré la Escuela de capacitacion integral de las mujeres cooperativistas, une école inter-américaine présente dans 5 pays d’Amérique Latine, qui accompagne les femmes dans leur parcours d’empowerment à visée politique. A Santa Cruz, en Bolivie, cette école est coordonnée par le Comité Equité de Genre d’une grande coopérative d’électricité exemplaire, qui comprend 40% de femmes dans les membres de son directoire. Les 3 thèmes phares de la formation sont le développement personnel, la gestion coopérative et la participation politique. Ce sont avant tout des espaces de dialogues, d’expression, d’échanges d’expériences, qui ont été créés pour ces femmes. Ce sont également des espaces d’apprentissage de leurs droits à faire entendre et respecter, au plan privé comme au plan public.

Certaines coopératives bénéficient de réseaux, qui permettent comme « l’école des femmes », des échanges de pratiques et des moments de partages sorores. Mais au moment où je les ai rencontrées, peu de coopératives faisaient parties d’un réseau identifié. A Madagascar, un réseau de commerce équitable était en train d’émerger à la capitale, mais la difficulté est d’atteindre les zones rurales.  Au Burkina Faso ou au Mali, les groupements de femmes ont souvent été accompagnés à leur démarrage par des ONGs internationales, dont ils dépendent encore des années après. C’est le cas également du Cambodge ou de la Thaïlande.

 

Comment les réseaux intercontinentaux de l’ESS pourraient-ils contribuer à une réelle autonomisation de ces coopératives de femmes ?

Appartenir à des réseaux plus grands permettrait à ces femmes de donner de la visibilité à leurs coopératives hors de leur périmètre local et d’avoir des opportunités de se former et d’améliorer leurs pratiques. Cela leur permettrait aussi de s’associer à d’autres entreprises pour trouver de nouveaux débouchés commerciaux pour leurs productions, voire de faire des connexions avec l’international via le commerce équitable.